Tu étais ouvrier agricole. À onze ans, tu labourais déjà avec un cheval. À 80, tu descendais de ton dernier tracteur. Et, voici quelques années, alors que tu venais de souffler tes 91 bougies, tu partis pour trop longtemps de l’autre côté du chronomètre. Ne connaissant pas ta nouvelle adresse, je ne t’écris pas souvent. Le vent, le chant des oiseaux et la course des étoiles étant mieux qualifiés que moi pour te donner des nouvelles du monde. Mais aujourd’hui et peut-être car j’aimerais pouvoir compter encore un peu sur toi, je viens te parler de ce monde qui, justement, n’y est plus tout à fait.
Nous voilà pilotés par quelques jeunes godelureaux qui font fureur dans la maladresse et le mépris, qui croient savoir ce qui est bien pour nous, car ils savent avant tout ce qui est bien pour eux. Depuis le mois de mars nous avançons, un masque plaqué sur le visage. Pendant 6 mois les enfants ne sont pas allés à l’école. D’ailleurs, en parlant d’école, ceux de ta génération faisaient moins de fautes et savaient mieux compter avec un simple certificat d’études que la plupart de nos bacheliers.
Que je te dise aussi, parce que certains font déjà semblant de l’oublier, au début de l’été, quelques élus zélés avaient installé des corridors sur le sable pour que nous puissions aller voir la mer. Oui, oui, tu peux me croire, nous n’avions même plus le droit d’aller voir la mer, ni la montagne d’ailleurs ! Et puis, plus rien, peut-être parce que les échevins de faction à Lutèce avaient compris qu’il ne fallait pas pousser le bouchon trop loin.Avant cela, ils nous ont aussi interdit de rendre visite à nos anciens dans les maisons de retraite où beaucoup sont morts sans avoir vu une dernière fois leurs épouses, leurs maris, leurs enfants. Il était interdit de marcher dans la rue, de nous déplacer d’un village à l’autre, d’aller débusquer la morille dans le bois d’à côté, pas moyen de se faire couper les cheveux, le coiffeur avait baissé son rideau, plus de dentiste, idem pour les rendez-vous médicaux. Les mariages aussi étaient interdits, aux enterrements pas plus de 10 personnes. “Interdit” : je répète souvent ce mot parce que, désormais, ici, c’est le plus couramment employ
Pour aller chez le boucher, chez l’épicier, “faire de l’essence” ou se dégourdir les mollets, il fallait se munir d’un laisser passer. Un bout de papier contrôlé par les gardes du cardinal de service que l’on nous obligeait à remplir nous-même, c’est dire le degré de soumission. Avec, comme en temps de guerre, çà et là, planqués derrière les volets, le relent des délations. Interdit de nous rassembler, interdit de danser, il n’y a pas eu de bal au village cet été. Interdit de jouer aux boules, au ballon, au loto dans la salle des fêtes, à la belote dans les bistrots. De toutes façons les bistrots étaient fermés et, d’ici quelques temps, ils le seront peut-être à nouveau. Figure-toi qu’ils envisagent même de nous prendre la fièvre à l’entrée des restaurants. Tous les soirs, à la télévision, nous devons écouter la parole des savants. C’est comme ça, on ne nous demande plus notre avis. Sauf, parce que ça c’est important et qu’il faut bien nous occuper, pour voter par téléphone et désigner celui qui aura le mieux chanté dans les émissions de téléréalité. D’ailleurs, à la télé, il n’y a plus que des séries policières, ça tire de tous les côtés, des meurtres en veux-tu en voilà. Tu sais même plus si c’est les informations ou du cinéma.
J’ai entendu dire aussi qu’il n’y aurait bientôt plus de pièces ni de billets, seulement des instructions sur des boites vocales et des chiffres sur des écrans d’ordinateurs. L’argent, c’est trop sale. Même avec ça, ils arrivent à nous faire peur pour mieux contrôler nos économies.
Je te jure, ce ne sont pas des conneries. Arrête de rigoler, tout est vrai. Et attends, tu vas voir ce que nous réservent les “forces de progrès”. Si tu revenais, tu ne reconnaîtrais pas ces garrigues où tu taillais la vigne entre deux bourrasques de tramontane gelée. Là-haut, les écolos ont planté leurs grands tourniquets blancs pour brasser du vent aussi futile que leurs idées. Et des idées, ils n’en manquent pas. Tiens, récemment l’un d’entre eux a supprimé le sapin de Noël, une autre veut “éliminer” les hommes, certains veulent interdire le Tour de France. D’ailleurs cette année il a eu lieu en septembre, sans demoiselles pour embrasser le champion. De toutes façons, on ne s’embrasse plus, on ne se serre plus la main. Pendant ce temps, dans les villes, les vandales (ce mot me vaudra peut-être un procès…) continuent de tout péter. Dans les campagnes, d’autres abrutis crèvent les yeux des chevaux, leur coupent les oreilles, massacrent les génisses, éventrent les petits veaux. Un peu partout, les églises flambent, mais il ne faut pas en parler. Des détraqués s’en prennent à la République, mais il n’est pas certain qu’ils le fassent exprès.
Bientôt nous ne pourrons plus rouler en voiture. Pour désherber, même sur les coteaux il va falloir reprendre la pioche. Un philosophe, qui sait certainement ce que travailler veut dire, préconise d’arrêter l’utilisation des moteurs pour avoir recours à l’énergie musculaire “animale ou humaine”. Ils sont allés chercher des ours dans les Carpates pour les installer dans les Alpes et les Pyrénées. Ils protègent les loups pendant que les troupeaux sont décimés. Et ils tirent des citoyens au sort pour imaginer le futur de nos paysans. Parce que ceux-là ont une “opinion”, tu comprends. Ils ont des idées. Même si certains ne savent pas faire la différence entre une aubergine et un navet.
Les chasseurs aussi en prennent plein la gueule, les cirques n’auront bientôt plus d’animaux. Et, tiens-toi bien, parce que celle-là il fallait la trouver, la viande sera remplacée par des steaks végétaux fabriqués dans des labos.
Comment expliquer ça à un gars comme toi qui descendais les rangées de vigne avec un sac de 50 kilos d’engrais coincé sous chaque bras, qui célébrait l’entrecôte et honorait le gigot, qui n’étais même pas rassasié après une centaine d’escargots ? Toi l’épicurien qui me conseilla un jour, alors que je sillonnais une parcelle longtemps restée en friche, de changer de sens parce que je ne suivais pas la bonne pente. Celle que l’eau devait emprunter naturellement. Celle que seuls les anciens connaissaient et que l’on ne pouvait distinguer à l’œil nu.
Parce qu’il en va, je le crois, de l’eau et du cours des rivières comme de celui de l’histoire. Si nous perdons les repères, si nous oublions la réalité, si nous ne transmettons pas le savoir avec cette part consubstantielle de sensibilité qui demeure la part la plus profonde de l’homme, les sources vont se tarir. Et les chemins qui sont parfois ceux de nos libertés, risquent de se refermer sur la misère et le chaos.
Allez Papa, je te laisse. Et surtout ne regrette rien. Ici-bas, Mad Max est en train de remplacer Don Camillo !
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