vendredi 23 octobre 2020

Se soumettre

 


Si je me soumets, c’est bien plus pour ne rien refuser des emmerdements de ma génération... c’est une maladie à passer. Je suis « malade » pour un temps inconnu. Mais je ne me reconnais pas le droit de ne pas subir cette maladie. Voilà tout. Aujourd’hui, je suis profondément triste. Je suis triste pour ma génération qui est vide de toute substance humaine... Aujourd’hui nous sommes plus desséchés que des briques, nous sourions des niaiseries. ... Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif.
Tous les craquements des trente dernières années n’ont que deux sources : les impasses du système économique du XIXème siècle et le désespoir spirituel.
Il n’y a qu’un problème, un seul : redécouvrir qu’il est une vie de l’esprit plus haute encore que la vie de l’intelligence, la seule qui satisfasse l’homme.
Les liens d’amour qui nouent l’homme d’aujourd’hui aux êtres comme aux choses sont si peu tendus, si peu denses, que l’homme ne sent plus l’absence comme autrefois. C’est le mot terrible de cette histoire juive : "tu vas donc là-bas ? Comme tu seras loin" — Loin d’où ? Le "où" qu’ils ont quitté n’était plus guère qu’un vaste faisceau d’habitudes.
Dans cette époque de divorce, on divorce avec la même facilité d’avec les choses. Les frigidaires sont interchangeables. Et la maison aussi si elle n’est qu’un assemblage. Et la femme. Et la religion. Et le parti. On ne peut même pas être infidèle : à quoi serait-on infidèle ? Loin d’où et infidèle à quoi ? Désert de l’homme.
Ça m’est égal d’être tué en guerre. De ce que j’ai aimé, que restera-t-il ?
Mais si je rentre vivant de ce « job nécessaire et ingrat », il ne se posera pour moi qu’un problème : que peut-on, que faut-il dire aux hommes ?

Antoine Saint-Exupéry
Dernière lettre de Saint-Exupéry à un certain Général X le 30 juillet 1944
Posté par Maela Paul FB




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