J'étais une enfant courageuse et forte.
Je pouvais arranger les choses.
Je pouvais tenir la baraque.
Foutaises.
Non, je n'étais rien de tout ça.
Et je ne pouvais rien de tout ça.
J'étais une petite fille effrayée, épuisée et triste, qui portait dans ses petites mains le poids de toute la douleur, le désarroi, le blâme, la malice, l'addiction, la jalousie, la maladie, le narcissisme et la négligence qui pouvaient exister dans un mariage entre deux personnes.
Je les aimais vraiment, alors il fallait que je fasse bien les choses.
Une nuit, alors que j'avais environ neuf ans, accablée par le désespoir et l'alcool, ma mère m'a dit :
Je vais au lac pour me tuer.
Elle était devant la porte, à mettre ses chaussures.
J'avais l'impression qu'un poids s'était accroché à ma poitrine, déchirait mes côtes et m'arrachait le cœur.
Je sentais l'effroi couvrir tout mon corps comme si j'étais soudainement tombée à travers la glace dans de l'eau glaciale.
J'ai commencé à paniquer, j'avais désespérément besoin d'aide, mais je me suis vite rendue compte que je ne pouvais compter sur personne d'autre que moi-même.
J'ai regardé ma mère. Elle se chaussait lentement . Elle avait l'air engourdie, déterminée.
On habitait près d'un lac, à dix minutes à pied. C'était une froide soirée d'automne, et je voyais dans mon esprit l'eau noire et profonde engloutir ma mère.
J'étais seule.
Moi, une petite fille, la dernière ligne de défense entre sa maman et la mort.
Ma mère était maintenant prête et elle commençait à ouvrir la porte de l'appartement.
Je n'avais pas le temps de mettre mes chaussures, alors j'ai couru après elle en pantoufles et j'ai attrapé sa main. Cette dernière était froide et elle pendait juste là, comme une extension inutile de son corps.
Je l'ai tenue comme s'il s'agissait de ma propre vie.
Elle commençait à marcher dans notre rue en direction du lac.
C'est à ce moment que j'ai commencé à ouvrir la bouche. J'ai parlé gaiement, joyeusement, et fort. J'ai parlé de l'école et de ce que ma meilleure amie m'a raconté, des congés, de l'été et des chansons. J'ai parlé et parlé et pendant que je parlais, je l'ai tirée hors de son itinéraire, petit à petit.
Je l'ai traînée dans une petite pizzeria, près de notre maison, et je l'ai fait asseoir à table en attendant que le serveur vienne.
On devait avoir l'air super bizarres. Une femme au regard vide et sans vie, assise en face d'une petite fille qui s'agitait, sans manteau et avec des pantoufles.
Ma mère a commandé de la bière, et j'ai commandé un jus.
Elle me regardait, sans aucun signe de reconnaissance.
Il y avait beaucoup d'adultes là, assis à leurs tables, qui profitaient de leur soirée. J'ai regardé autour de moi, le cœur plongé dans le désespoir. Je ne voulais pas que ma mère meure et j'aurais souhaité que quelqu'un m'aide, mais il n'y avait personne.
Puis, j'ai eu une idée géniale. Ma mère avait besoin d'une raison pour vivre, alors je lui ai donné la meilleure raison à laquelle je pouvais penser :
NOUS ALLONS ALLER EN AFRIQUE !
On laisserait tout derrière nous, et demain à la première heure, on partirait pour l'Afrique pour s'occuper des enfants qui ont faim. On les aiderait, et ce sera ça notre raison de vivre.
J'en ai parlé encore et encore, alors que ma mère buvait une bière après l'autre. Je créais de belles histoires à propos de notre nouvelle vie, et de combien elle en vaudra la peine.
Une fois que je n'avais plus rien à dire, mon cœur s'est mis à battre comme celui d'un petit oiseau sur le point d'être mangé. J'ai chuchoté :
"On peut rentrer maintenant, maman ?"
Elle a hoché oui de la tête et je l'ai aidée à se relever. On est rentré lentement à la maison et je lui tenais la main comme si je l'avais ramenée du cimetière.
On a marché et des larmes coulaient silencieusement sur mon visage.
Les enfants pleurent à haute voix, mais j'ai pleuré comme une adulte, seule, en silence.
J'avais sauvé la vie de ma mère en lui disant qu'elle pouvait aller s'occuper d'enfants affamés sur un autre continent. Il ne m'était même pas venu à l'esprit de me citer moi comme étant sa raison de vivre.
Pourquoi voudrait-elle vivre à cause de moi ? Je n'en valais pas la peine.
La nuit était silencieuse.
Le seul bruit était celui de mes pantoufles sur le trottoir qui menait à notre maison.
Et le seul témoin de ma victoire était un verre de jus, laissé sur la table, intact.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire