Emmanuelle Bercot, la psyché à corps
D’Ingmar Bergman à Dennis Kelly, de Points communs au théâtre de l’Atelier, Emmanuelle Bercot poursuit intensément sa (re)conquête des planches. Plus connue du grand public pour ses rôles au cinéma et les films qu’elle a réalisés, l’artiste retrouve avec un désir toujours renouvelé le lien direct avec le public, la sensation immédiate de la scène, le goût singulier de cette aventure humaine unique.
© Emmanuel Pain
La voix légèrement grave, le débit un brin rapide, Emmanuelle Bercot n’a pas le temps de se poser. C’est donc au téléphone que la rencontre a lieu. Le hasard des calendriers a voulu que l’échange ne soit pas anonyme. La veille au soir, c’est dans les couloirs du TNS, lors de la première du Voyage dans l’Est de Christine Angot, mis en scène par Stanislas Nordey, que les premiers mots ont été échangés. Venue soutenir une autrice dont elle connait bien l’écriture, pour avoir joué en 2018 à La Colline-Théâtre national, l’une de ses pièces, Dîner en ville, l’artiste s’est permis une pause une parenthèse dans son emploi du temps surchargé.
Le théâtre, le retour de flamme d’un premier amour
Auréolée de deux prix à Cannes, nominée plusieurs fois aux Césars et à la Berlinale, Emmanuelle Bercot a su au fil d’une carrière débutée dans les années 1990, imposer un style, une présence sur pellicule. Pourtant, adolescente, c’est la danse et le théâtre qui avaient sa prédilection. « C’est très étrange, car beaucoup de gens ont l’impression que je débarque sur les planches, que c’est le commencement de quelque chose. Alors que c’est finalement l’inverse. J’ai débuté par là. Juste après le baccalauréat, j’ai intégré une école de danse, où la pratique du chant et du théâtre faisait partie de la formation. Mon attachement pour l’art dramatique a été si fort, que j’ai abandonné du jour au lendemain la danse pour me consacrer uniquement au théâtre. J’avais le sentiment qu’à travers les mots, les textes, je pouvais faire passer plus d’émotions, d’exprimer plus de choses. Je voulais être sur scène et nulle part ailleurs. La vie en a décidé autrement. Avec le recul, je regrette parfois d’avoir abandonné aussi brutalement la danse. C’est très humain finalement de toujours vouloir ce que l’on n’a pas. »
Passée par le cours Florent, où elle suit l’enseignement de Raymond Acquaviva, elle rate le concours d’entrée au conservatoire, mais est reçue à la Femis. Le virage est pris. Le cinéma lui ouvre grand les portes. « J’ai tout de même fait un peu de théâtre, au tout début de carrière, mais très vite le septième art m’a totalement happée. C’est tout aussi phagocytant que l’art vivant. Une fois qu’on est lancé, quand on a de la chance, le train est en marche, difficile d’en descendre. Je n’ai jamais arrêté de travailler. Toutefois le théâtre n’a pas totalement disparu de ma vie. J’ai continué à être une spectatrice assidue. Tout comme le cinéma, le théâtre est un petit monde, où il est difficile de trouver son chemin quand on ne fait pas partie d’une famille, qu’on n’a pas les bons contacts. »
Le temps file, les projets cinématographiques s’enchaînent. Actrice pour Bertrand Tavernier, Claude Miller, Michel Deville, Maïwenn, Sébastien Marnier ou Cédric Kahn, elle passe parfois derrière la caméra, tourne avec Catherine Deneuve, Benoit Magimel, révèle le talent brut et inné du jeune Rod Paradot. Il faudra attendre 2006 pour qu’Emmanuelle Bercot retrouve les planches. « Par une amie commune, j’ai rencontré Jérémie Lippmann. Il préparait sa première mise en scène, une pièce de Jon Fosse, Quelqu’un va venir. Le courant est passé. Il m’a proposée de faire partie du projet. J’étais heureuse de retrouver les sensations de la scène. » Faute de temps, le septième art reprend sa place dans la vie de l’artiste.
Un art connecté au vivant
En 2016, une nouvelle fois, l’actrice est appelée à fouler une scène de théâtre. Richard Brunel s’attèle à mettre en scène la dernière pièce de Christine Angot, Dîner en ville. L’idée de proposer l’un des rôles principaux à Emmanuelle Bercot, lui trotte dans la tête. Il en touche deux mots à l’autrice, qui dans un premier temps semble résistante à l’idée de faire appel à une actrice de cinéma. Mais dès les premières lectures, il y a comme une évidence. Elle se glisse avec un naturel confondant dans le personnage. « Ça été une aventure incroyable, qui a déclenché une sorte de réaction en chaine. Assez vite, deux, trois propositions ont suivi. C’est comme cela que j’ai repris le chemin des théâtres. Ça tient comme toujours à peu de choses, un bouche-à-oreille, une connexion avec d’autres personnalités du milieu. J’étais (re)devenue une comédienne, quelqu’un à qui on pouvait penser pour un rôle. C’est comme ça que Léonard Matton, a pensé à moi pour jouer dans son adaptation de Face à Face d’après le scénario du film de Bergman. »
Loin des plateaux de cinéma, les sensations reviennent. Les réminiscences de ce premier amour portent la comédienne, l’emportent vers des perceptions, des ressentis très différents. « Au théâtre, il y a quelque chose de particulier, qu’on ne peut avoir au cinéma, le temps de chercher, d’explorer, de se perdre, de recommencer. C’est tellement précieux de pouvoir essayer, oser, se tromper et refaire. Dans ce processus de travail que sont les répétitions, il y a pour moi quelque chose de plus intense. Et puis, il y a après le temps de la représentation, où l’on joue l’action dans sa continuité, on incarne un personnage sans s’interrompre, sans reprendre. Le corps est de ce fait sollicité en permanence. On ne peut tricher, on doit faire croire aux spectateurs que ce que l’on vit est vrai. Il y a un échange avec le public, une complicité, une connexion, une communion. C’est de l’instantané. C’est toute la force du spectacle vivant. »
Des rôles intenses, des personnages bergmaniens
Au cinéma comme au théâtre, Emmanuelle Bercot se glisse dans la peau de femmes hors-norme, habitées d’une flamme intérieure, confrontées à des tragédies, des drames, des personnages intenses, fiévreux, durs autant que fragiles. « Une fois que l’on a été repéré dans un type de rôle, il est difficile d’en sortir. On nous propose ensuite des personnages similaires. Dans mon cas, souvent, les gens projettent sur moi une image de quelqu’un de forcément intense, excessif. Ce qui n’est pas pour me déplaire. J’aime bien l’idée de performance, d’aller loin dans les émotions. Mais ce n’est pas cela qui détermine mes choix. Je m’intéresse surtout aux personnes avec qui je vais travailler, metteur en scène, comédiens, partenaires de jeu… Je ne m’attache pas tant que ça au texte, au scénario. Il peut m’arriver de trouver un projet pas terrible et de le faire quand même car l’équipe me plait. C’est l’aventure humaine qui m’intéresse. Les rencontres que je vais faire. »
Après avoir incarnée sur les planches la psychiatre à l’âme tourmentée de Face à face de Bergman, la comédienne retrouve l’atmosphère si singulière du cinéaste suédois dans la recréation par Ivo Von Hove en langue française du diptyque Après la répétition / Persona. Présente plus particulièrement dans le second volet, où elle incarne une actrice mutique, Emmanuelle Bercot dépasse le simple cadre de l’interprétation pour habiter corps et âme cette femme emprisonnée dans un état canonique. « Ce sont des rôles tellement forts, de très beaux personnages à la psyché extrêmement complexe. Je ne pouvais être qu’attirée par eux, car ils demandent un vrai engagement. On ne peut pas tricher. Il faut donner de soi-même, aller chercher des émotions au plus profond de soi. Mais chose que les metteurs en scène qui m’ont contactée savent moins, c’est qu’en tant que cinéphile, je suis fascinée par le cinéma de Bergman. Je me sens proche de son œuvre. Je trouve qu’il a une connaissance aiguë de la psyché des femmes et que c’est l’un des artistes qui a parlé à travers ses œuvres de la plus belle manière des femmes. Ses personnages féminins résonnent en moi de façon très étrange, très intime. Il ne se contente pas de les esquisser, il leur imagine un vrai trajet psychologique, laisse planer une forme de mystère. C’est quasiment psychanalytique. »
À nu, physiquement et psychologiquement, Emmanuelle Bercot habite la scène avec une telle acuité que tout semble vrai. La folie de Persona, ses troubles « borderline », semblent transpirer par tous les pores de sa peau. Chaque mouvement, chaque tressautement de muscle, donnent à voir l’état émotionnel de son personnage, ce que cache son mutisme. « N’ayant pas droit à la parole, je n’ai que mon corps et mes émotions silencieuses pour m’exprimer. Je n’ai donc d’autre choix qu’être totalement sincère dans mon interprétation. Il faut être très solide pour tous les soirs se glisser dans la peau de Persona. C’est très profond, très intime, sans être impudique. Et c’est pour moi la limite absolue. Je m’expose bien sûr, mais ce que je livre au plateau doit être authentique sans pour autant que je me sente humiliée par le regard des gens. L’équilibre est subtil. Le public doit y croire sans que ce soit vraiment moi sur scène. Jouer Bergman, c’est de l’ordre de l’expérience métaphysique. » On pourrait croire l’artiste épuisée à la sortie de scène tant cette traversée théâtrale peut sembler de l’extérieur douloureuse à vivre. Il n’en est rien. « Étonnement, je suis en pleine forme une fois le rideau baissé. Ce que je vis sur scène, ce que je donne au personnage, cela se passe dans l’instant, ni avant, ni après. Une fois la scène passée, contrairement au cinéma, où le jeu de l’acteur finalement se fait au montage, c’est fini. Et puis Ivo (Von Hove) est quelqu’un d’extrêmement doux, attentif et élégant. Ce qui m’a plu tout de suite, c’est son écoute, sa manière de se concentrer sur le texte, de le faire résonner au plateau. Derrière le cadre très clinique qu’il impose, son goût de la précision, il laisse l’acteur s’exprimer, s’épanouir sur scène, donner à son personnage, sa propre couleur, sans brider l’élan. » Pudique, le metteur en scène néerlandais a permis à Emmanuelle Bercot, Charles Berling et à Justine Bachelet, de se libérer de la pièce originale créée il y a plus de dix ans, avec les artistes du Toneelgroep Amsterdam.
Une incursion chez Dennis Kelly
Toujours en tournée avec Après la répétition / Persona, la comédienne, qui a repris avec gourmandise goût aux planches, vient de commencer à l’Atelier les répétitions de Together de l’auteur britannique, sous la direction de Mélanie Leray. « Nous sommes au tout début du travail. Je commence à peine à apprendre mon texte. C’est tout autre chose qu’avec Bergman. On est dans le naturalisme, dans l’actuel. L’écriture de Dennis Kelly est extrêmement vivante. Les répliques fusent. C’est du tac-au-tac. Tout réside dans la parole et comment elle circule entre les différents personnages, qui sont loin d’être simples. La femme que j’incarne est presque antipathique, du moins dans les premières scènes, mais on sent assez vite qu’elle est totalement fracassée à l’intérieur. Je poursuis mon chemin dans les névroses humaines. Le fait que derrière ce couple qui se déchire en plein confinement, il y ait un vrai message politique, que Dennis Kelly dise son ressenti concernant la gestion de la pandémie, m’a profondément touchée. Je ne fais que porter sa parole, mais comme je partage sa révolte, je suis très contente de pouvoir le faire via le théâtre. »
Comme toujours chez le dramaturge anglais, il faut se méfier des apparences. « C’est assez déstabilisant, car il y a toujours une intention cachée, un sous-texte. Pour être au bon endroit, il faut dépasser le stade de la musicalité trompeuse de son écriture, pour donner chair aux personnages, à leur complexité. C’est véritablement une expérience qui demande un effort, un état de concentration pour ne pas tomber dans un jeu artificiel. »
Connaissant son parcours, sa capacité à être autant devant que derrière la caméra, il est légitime de l’imaginer un jour mettre en scène. « J’y pense depuis longtemps. C’est quelque chose qui m’a toujours intéressée et dont j’ai toujours su que je finirais par le faire. Jusqu’à présent, je n’ai pas eu le temps. Mais je commence à y penser très sérieusement. J’ai reçu des premiers textes, mais rien de concluant. J’ai besoin de trouver le bon endroit, la bonne équipe. L’aventure humaine, comme je l’évoquais tout à l’heure est pour moi ce qui prime. J’ai besoin que la pièce que je porterai au plateau résonne en moi totalement. »
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