samedi 15 avril 2023

Quitter l'enfance

 "La séparation d’avec la mère sur le seuil de l’école bouleverse parfois le visage d’un enfant, dans les premières lueurs d’automne. Après ça passe. Les cris sont peut-être encore là, mais enterrés sous une figure qu’il faut faire bonne. C’est le premier apprentissage du mensonge collectif : faire semblant d’être là où nous ne sommes pas, trois jours de larmes et de plaintes c’est la moyenne. Pour moi cela a duré trois semaines compactes, sans baisse d’intensité, sans aucune lassitude de la voix. Il faut calculer pour bien entendre ; deux fois par jour, cinq jours par semaine, trois semaines intégrales. Deux que multiplient cinq, que multiplient trois : trente. Trente fois à hurler mon refus d’entrer dans un lieu où on m’attend pour m’égorger. Au bout de trois semaines je ne sais pas ce qui s’est passé, un divorce j’imagine, une issue là où il n’y en avait pas : le corps qui se calme, rentre en classe. L’âme de trois ans qui se retire seule au milieu de la cour vide, l’âme qui ne suit aucun cours et n’en suivra d’ailleurs jamais aucun, l’âme qui attend la sonnerie de midi et celle de cinq heures, la fin des pénitences. (…..)

Je reviens au début. Je reviens à trois ans. J’aime les enfants de trois ans. Je les vois comme des fous ou des aventuriers du bout du monde. Il n’y a que l’enfance sur cette terre. Je la reconnais d’instinct, même chez ceux qui ont cru l’étouffer sous le poids de leur vie morte. Même chez ceux-là je devine l’enfant de trois ans et c’est à lui que je parle quand je leur parle et c’est lui seul qui est là pour toujours dans le cœur comme dans une salle de classe vide.
Pendant quarante ans j’ai appuyé mon cœur sur le cœur d’un enfant de trois ans. Jamais il n’a cédé. Pensées et sensations venaient éprouver leur puissance en s’appuyant sur cette clef de voûte de trois ans d’âge. Lorsque, privé de secours, j’hésitais sur le chemin à prendre, je me tournais vers cette figure ensauvagée pour y trouver le calme. Nous ne ferons jamais assez confiance à cette enfance en nous. Là où les mots font défauts, elle parle. Là où nous ne savons plus, elle tranche."


Christian Bobin, L’épuisement / p 15-16 et.21-22






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