Elle a commencé par la danse. On le devine à sa démarche souple et sûre, à sa posture sans raideur, à ce qu’exprime tout son être, dans les gestes, les postures, les expressions, et même dans les moments les plus simples de la vie. Assise à une table de bistrot parisien, sur une terrasse, un soir de pluie. Un privilège pour ceux qui l’observent. Un rayonnement serein émane d’elle. La blondeur d’Emmanuelle Bercot, son teint doré pâle, son regard fort, sa voix au timbre clair et le courant d’eau calme, tout en elle est accueillant. On pense à Monica Vitti. Mais elle n’a pas été comparée pour rien à la brune Maria Casarès (par Jacques Nerson, critique dramatique de L’Obs), une femme aux hautes flammes intérieures. Nous la connaissons grâce à ses films. Elle en a tiré plus de quinze. Elle s’en va, La Tête haute, La Fille de Brest. Scénariste, co-scénariste, comédienne, notamment avec Maïwenn, une trentaine de rôles puissants avec des cinéastes forts.
Ces jours-ci, Emmanuelle Bercot est à la fois sur les écrans et sur la scène du Théâtre de la Ville – Sarah-Bernhardt. Elle exécute cette scission avec une grâce aristocratique. Au cinéma, elle donne vie à une femme de l’ombre, une femme de la vraie vie, mais peu connue. Dans Abbé Pierre – Une vie de lutte (lire ci-contre), elle incarne Lucie Coutaz, un grand personnage, personnage incontournable dans l’histoire de la création d’Emmaüs et qui a accompagné l’abbé Pierre pendant des années. C’est même elle qu’il choisit pour le remplacer à la direction d’Emmaüs lors de son départ pour de lointains voyages, après 1954 et son fameux appel. En avril et mai 1955, il séjourne aux États-Unis et au Canada. Le monde entier le réclame et il conçoit l’extension d’Emmaüs. Le film retrace toute cette période, et s’appuie sur la presse sud-américaine lorsque le bateau sur lequel il s’est embarqué, entre l’Uruguay et l’Argentine, a fait naufrage. Nous sommes en 1963. L’abbé est donné pour mort…
Comment construire un ” personnage “ réalité ? « Je ne connaissais pas du tout Lucie Coutaz et très peu de documents existent. J’ai longuement regardé ses photos. Il y en a peu. Environ dix. Je les ai scrutées pendant plusieurs heures. Je voulais la coincer. J’ai été frappée par la douceur qui émanait d’elle. Pourtant, je savais, après m’être renseignée, qu’on pouvait la surnommer Lulu la Terreur, le Dragon, la Tour de Contrôle. » Emmanuelle Bercot précise : « J’ai aussi regardé un film de la dernière année de sa vie. Elle a 82 ans, elle est filmée à son insu et parle de sa jeunesse. Je suis partie de ces images pour imaginer qui elle était, comment elle était vers 45 ans… J’ai aussi assailli de questions l’actuelle présidente d’honneur d’Emmaüs, qui l’a connue. »
Bien que l’on se souvienne de nombreux épisodes de la vie de l’abbé Pierre, nous sommes captivés, impressionnés par la prestation des interprètes, et notamment Benjamin Lavernhe, de la Comédie-Française, dans le rôle des religieux engagés dans le monde, et Michel Vuillermoz. dans le rôle de Georges Legay, passé par le bagne et qui fut son premier compagnon.
En juin, au Printemps des Comédiens, le festival dirigé par Jean Varela et auquel Éric Bart apporte sa grande connaissance du tissu théâtral international, on a pu applaudir Emmanuelle Bercot dans deux rôles bien différents de l’univers d’Ingmar Bergman. Deux femmes très proches pourtant, deux actrices torturées. Dans Après la répétition, un metteur en scène, Henrik, Charles-Berling, met à nouveau en scène Le Rêve de Strindberg. Il traîne dans les vestiaires, incapable de s’arracher à ce qu’est sa vie. Une jeune comédienne, Justine Bachelet, qui n’est pas sûre d’aimer le théâtre, revient car elle a oublié son bracelet. Une femme apparaîtra. Rakel, Emmanuelle Bercot, n’est-elle qu’un fantôme ? Dans Persona, une actrice très célèbre, Elizabeth, a soudainement cessé de parler et n’a plus parlé depuis. Accompagnée d’une infirmière, Alma, interprétée par Justine Bachelet, elle séjourne dans une maison de repos en bord de mer… La médecin, Elizabeth Mazev, passe parfois. Faut-il en dire plus ? « Pour moi, le théâtre est un retour à mes racines. J’ai été très mortifiée d’être refusée au Conservatoire. J’ai travaillé un peu, comme les jeunes acteurs de ma génération. Mais je me suis retrouvé dans une ornière. Je n’en gagnais même pas ma vie. J’ai passé la Femis et j’ai fait des films. » Cela semble simple, d’autant plus qu’elle est une cinéaste à succès et une actrice adorée du septième art. « Mais y parvenir est difficile et même ingrat. »
Elle est heureuse, très heureuse de travailler sous la direction d’Ivo van Hove. Il existe peu d’aussi grands artistes. “Le seul dont je n’ai jamais vu de spectacle est Roméo
-Castellucci. Je n’étais jamais disponible lorsqu’il présentait ses créations… » Elle avait déjà interprété Bergman sur scène. Ce fut un moment de très grand théâtre, d’incandescence, de fusion du réel et de la fiction, du conscient et de l’inconscient. Face à face réalisé par Léonard Matton dans une mise en scène de feu Yves Collet. Inoubliable, et elle, entourée d’un groupe d’excellence, était incroyable.
“Vous savez,” dit-elle, “c’est un remake.” Cela peut paraître étrange. On fait tout à l’envers, en quelque sorte. Mais je me suis dit que cela pouvait s’apparenter au travail de danseurs reprenant une chorégraphie de Noureev par exemple. Nous sommes libérés du souci de trouver des entrées et de nous déplacer. Ce qui fait que, paradoxalement, tout l’espace est consacré au jeu.
“Refaire”, dit-elle, et c’est bien la manière de travailler du Belge Ivo van Hove et de son scénographe attitré, Jan Versweyveld. Ils sont en double emploi. « Bien sûr, nous ne nous sommes pas privés de regarder les vidéos des spectacles en néerlandais présentés en France il y a dix ans au MAC-Créteil. » Mais rien qui puisse décourager l’énergie des interprètes d’aujourd’hui. « Je suis très touché par la façon dont Ivo van Hove nous dirige. Il ne quitte pas son texte des yeux. Parfois, il se lève et s’approche. Il chuchote. Il est très modeste. Cependant, il lui arrive de jouer. Il incarne les personnages, hommes comme femmes : il indique ainsi ce qu’il attend de chaque vers. »
Elle admire ses partenaires. Charles Berling, qui dirige le Liberté de Toulon, où ils ont présenté le spectacle. Elizabeth Mazev, forte personnalité. « Dans Persona, je me tais et j’écoute. La voix rare et étonnante de Justine Bachelet me soutient. »
Bergman va très loin. Ce n’est pas fini. Elle affiche un de ses sourires irrésistibles: dès la mi-janvier, elle jouera à L’Atelier, sous la direction de Mélanie Leray, avec Thomas Blanchard, "Together", du Britannique Dennis Kelly, tandis que sortira Making of de Cédric Kahn, avec, entre autres, Denis Podalydès. Après le théâtre sur le théâtre, le cinéma sur le cinéma. ■
Abbé Pierre – Une vie de lutte, de Frédéric Tellier, avec Emmanuelle Bercot, Benjamin Lavernhe. 02h15 Au cinéma.
Après la répétition suivi de Personnage, Théâtre de la Ville – Sarah-Bernhardt, grande salle, à partir de demain 6 novembre et jusqu’au 24 novembre. Durée : 3 heures avec entracte. Tel. : 01 42 74 22 77.
La lumière de Lucy
Le film de Frédéric Tellier a été présenté à Cannes lors du dernier Festival. Abbé Pierre – Une vie de lutte est un biopic très scrupuleux, plein de scènes fortes et d’images puissantes. Nous retraçons la vie d’Henri Grouès depuis sa prime jeunesse jusqu’à sa mort, en passant par le choix de son nom et la création d’Emmaüs. On suit toutes les aventures d’une vie audacieuse qui l’a mené bien au-delà des frontières de la France, où il est né le 5 août 1912. Lorsqu’il fonde, à Neuilly-Plaisance en 1949, la première communauté Emmaüs, Lucie Coutaz est déjà là. . Secrétaire, elle accompagnera Emmaüs et l’abbé Pierre tout au long de sa vie. Elle est au cœur du scénario écrit par le réalisateur et Olivier Gorce. Cette dernière pense qu’Emmaüs n’aurait pas vu le jour sans cette femme à la discrétion naturelle et à l’autorité renforcée au fil du temps et des difficultés qu’elle a rencontrées. Emmanuelle Bercot l’incarne aux côtés de Benjamin Lavernhe (l’abbé) et, entre autres, Michel Vuillermoz (Georges Legay, l’un des premiers compagnons). Une belle leçon de vie.
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